IEN et émancipation par Philippe Quentin

Publié le par isa

Ce texte a vocation à circuler au maximum.  Je peux aussi si c'est utile l'accompagner, rencontrer des enseignants ou des inspecteurs , en parler comme on le faisait au GRIEF, cet original atelier d'animation pédagogique de circo centré sur l'acte professionnel qu'est l’inspection.  A noter la sortie du bulletin du SNPI-FSU sur l'évaluation des enseignants.

Pratique du métier d’Inspecteur de l’Education Nationale et émancipation

Philippe Quentin, Inspecteur de l’Education Nationale

Cette contribution est un témoignage. Celui d’un professionnel militant engagé dans un des métiers de l’Education Nationale, celui d’inspecteur, qui agit dans un contexte complexe en cherchant à prendre en compte diverses tensions qui traversent le système éducatif et qui, de ce fait, traversent aussi les pratiques de ses acteurs. Cela demande une vigilance constante dans tout geste professionnel, une cohérence au croisement de ses convictions et de ses obligations statutaires, et finalement d’articuler à la fois marges de manœuvre, divers rapports de force   et éthique professionnelle.

Il est une tension de fond que cet ouvrage collectif permet d’évoquer : celle qui lie émancipation, libération d’une part, contrainte et normalisation d’autre part.

Les objectifs et les modes d’organisation les plus explicites de l’Ecole présentent des dimensions pour le moins normatives : conduire les élèves à maîtriser des programmes ou socle commun de compétences pré-définis, censés être porteurs d’une légitimité universelle, en « inventant » pour cela une organisation spécifique, propre à l’Ecole (des classes de jumeaux, ensemble d’élèves du même âge, indifférenciés, qui découvrent selon un parcours commun, défini annuellement, des savoirs organisés en disciplines scolaires cloisonnées), toutes choses qui uniformisent, nivellent, semblent conçues pour nier, effacer les particularités individuelles.

Pourtant, les finalités qui justifient au sein de la République l’existence de ce système éducatif sont par nature émancipatrices : faciliter l’insertion sociale et professionnelle, et « former » le futur citoyen libre et responsable.   

De ce point de vue, et aussi le plus souvent pour ses propres professionnels, l’Ecole n’a de sens que si elle est libératrice, émancipatrice, en fournissant à chaque élève les leviers d’une citoyenneté pleine et entière, du libre arbitre et de ses choix de vie, par la maîtrise des apprentissages fondamentaux (lire, écrire, compter, le numérique…les sciences humaines, et les autres, les langues vivantes) et par l’accès à la culture, aux arts, au sport.

Entre l’aliénation liée à une scolarisation contrainte et l’horizon d’une véritable émancipation, on pourrait imaginer qu’il n’y ait pas tension : souffrir aujourd’hui pour être libre demain, accepter la contrainte pour être capable de s’en libérer, se confronter au cadre pour pouvoir plus tard le dépasser…tel pouvait être il y a longtemps, avant les Lumières, le fondement de l’acte d’enseigner qui conduisait des élites à « outiller » leurs enfants pour qu’ils accèdent à une capacité d’agir optimale une fois adultes. Sur fond d‘une définition de l’enfance comme l’âge où l’on n’a pas la parole (liée à l’étymologie d’ « infans »).

Mais dans notre système républicain, démocratique, qui vise une Ecole juste et efficace pour tous, dans notre modernité qui reconnaît à l’enfant le statut de « personne », cette tension est bien réelle. Dans les faits, ce qui va être émancipateur pour l’élève, ce sera non seulement –ou non pas tant- l’accès aux savoirs, que le processus d’apprentissage, la curiosité éveillée, cultivée, la soif de découverte, le recul pris sur ses propres représentations et stéréotypes, toutes ces compétences libératrices qui lui permettront de se construire, dans la confrontation aux autres –ses pairs, et les différents adultes qui sont en interaction avec lui-, tout au long de sa vie.

Dans les faits, toujours en se limitant ici à l’Ecole, les enseignants peuvent apporter, par leurs pratiques professionnelles, aux niveaux relationnels, pédagogiques et didactiques, quelques éléments de réponse à ce paradoxe entre contrainte et libération. Ils sont en mesure d’inventer des situations d’apprentissages, de découverte, d’échanges qui constituent en somme une contrainte émancipatrice et socialisée dans ce parcours, long, qui va de l’enfance à l’âge adulte. C’est peut-être là la caractéristique principale de l’Ecole, à côté du rôle de la famille et des autres institutions dans ce processus d’accompagnement de l’enfant vers l’adulte.

Ainsi, depuis que les enseignants existent, existent aussi l’invention pédagogique, les expérimentations, de fortes exigences de professionnels de l’Ecole eux-mêmes pour que leurs pratiques gardent cette finalité d’émancipation comme horizon permanent, et qu’en aucun cas l’Ecole ne conduise à intérioriser, intégrer, l’aliénation, la dépendance, la soumission. Ce sont alors, à titre d’exemple et sans prétendre à l’exhaustivité, les travaux des Freinet, Dewey, Montessori, Oury, Steiner ou plus récemment les apports de bien des auteurs, tels que Chauveau, Boimare, Morin ou Jacquard…

Mais l’émancipation par l’Ecole demeure un combat. Si on peut la trouver dans le cahier des charges des référentiels métiers[1], d’autres forces s’expriment, et il faut un volontarisme des acteurs du système éducatif pour corriger la tension évoquée plus haut, compenser des dimensions aliénantes, uniformisantes, inhérentes à l’organisation même du système éducatif et à son inscription dans une société individualiste, marquée par la compétition, et souvent par la loi du plus fort. En matière d’éducation, l’inertie laisse jouer ce contexte sociétal, nourrit l’inéquité et l’aliénation, alors que seule une d ynamique volontariste peut conduire à la rendre libératrice pour chacun.

L’éducation, l’émancipation par l’éducation, sont bien un combat.

On a donc besoin d’enseignants émancipateurs, et ce témoignage d’une pratique d’Inspecteur de l’Education Nationale (IEN) vient souligner que cela nécessite qu’ils soient eux-mêmes dans la capacité d’agir, dans la responsabilisation optimale. Etre eux-mêmes émancipés, donc, comme condition pour être émancipateurs ; reconnus et compris, pour renforcer leur capacité à reconnaître et comprendre les singularités de leurs élèves. Ici, les hiérarchies intermédiaires –inspecteurs territoriaux ou chefs d’établissements- ont une responsabilité importante : l’exercice de l’autorité, dans un système hiérarchisé peut être infantilisant, aliénant, ou au contraire porteur de confiance, d’invitation à explorer, d’émancipation au sein de sa pratique professionnelle.

Par une mise en abîme commode –mais qui a ses limites !-, on pourrait rapprocher un des slogans de l’Education Nationale du juste positionnement du personnel d’encadrement au sein de cette administration : « Pour une école juste et efficace, une école exigeante et bienveillante » (vu sur le site du Ministère de l’EN, novembre 2014). Il se trouve qu’après une dizaine d’années de pratique comme IEN, j’avais formalisé quelques points d’ancrage essentiels pour penser ma pratique, dans le but de développer la capacité d’agir des enseignants :

  • Mettre en œuvre ce que j’appelle le diptyque exigence/bienveillance dans l’exercice de l’autorité,
  • Remettre en cause les aspects infantilisants de l’acte d’inspection, y travailler avec les enseignants,
  • Traquer les rituels improductifs, qui traduisent l’inertie d’un système, autant dans les métiers de l’enseignement que dans ceux de l’inspection, ou plus largement de l’encadrement,
  • Valoriser le travail en équipe, les projets collectifs, pour promouvoir face au sentiment d’impuissance ou d’insatisfaction l’exploration de nouvelles pistes,
  • Faciliter les échanges, au travers des temps institutionnels de concertation, mais aussi par la formation, encourager l’ouverture de l’Ecole aux parents, et à ses partenaires institutionnels ou associatifs

Je tenterai ci-dessous d’illustrer par quelques exemples concrets cette pratique voulue émancipatrice de l’exercice d’une fonction marquée par la hiérarchie, le surplomb institutionnel, mais auparavant deux précisions s’imposent.

D’une part, le fondement de cette pratique est une conception du travail mené avec les enseignants comme étant une rencontre, une coopération entre professionnels, cadres A de la fonction publique, et donc responsables. Capables d’associer leurs compétences, ce qui induit que l’enseignant est placé devant sa compétence d’enseignant, a priori reconnue (sauf dysfonctionnement grave, on le verra), et l’inspecteur dans celle de cadre garant du bon fonctionnement de l’institution, certes, mais aussi chargé de faciliter à l’enseignant l’exercice de son métier (par l’animation de la circonscription, par la formation, par le fait d’assurer médiations, arbitrages ou encore protection du fonctionnaire par l’administration si nécessaire).

D’autre part, on n’est crédible que si on est cohérent sur la durée, et à tout moment, en quelque sorte. Chaque micro-geste professionnel doit conforter cette volonté explicitement mise en avant de rencontre équilibrée et professionnelle avec les enseignants, de leur responsabilisation, et nos quotidiens sont bien sûr constitués d’innombrables propos, postures, regards, réactions spontanées qui doivent surtout ne pas contredire la volonté affichée de développer la capacité d’agir des enseignants…

Quelques exemples glanés au fil d’une vingtaine d’années d’expérience professionnelle :

Mettre en œuvre ce que j’appelle le diptyque exigence/bienveillance dans l’exercice de l’autorité.

Ce leitmotiv s’est construit progressivement, au fil d’une prise de conscience liée à la gestion de ces situations complexes, difficiles, ou ni le rappel au cadre, ni la compréhension « humaine » de ces problématiques ne permettaient à eux seuls de les résoudre de façon satisfaisante.

L’exigence seule se révélait ici improductive, infantilisante, perçue à juste titre comme de la rigidité, conduisant à un renforcement de la méfiance envers une hiérarchie non légitimée. Pourtant, il faut du contrôle, il serait démagogique de dire le contraire, il faut assurer la sécurité des élèves, le respect de la fiche de poste de l’enseignant, du référentiel métier. Mais ce contrôle exercé de façon exclusive, ou même dominante, ne répond pas à la nécessité de conduire chaque enseignant à donner le meilleur de lui-même, de le mobiliser, de le conduire à s’engager dans sa pratique professionnelle. Enseigner, c’est faire vivre une ambition pour chaque élève, un idéal émancipateur, politique, humaniste. La seule référence aux exigences professionnelles explicites ne peut suffire, dans l’exercice de métiers complexes, humains, que sont ceux d’enseignant et de cadre du système éducatif.

La bienveillance seule se révélait tout aussi critiquable : proche de l’indifférence et de la compassion, et surtout pouvant être vécue comme telles, elle serait revenue à valider toute pratique professionnelle sans référence à quelque cadre que ce soit. Elle condamnerait à fermer les yeux, sous prétexte que l’enseignant serait a priori validé en toutes choses par sa titularisation, et responsable de ses actes jusqu’à en répondre in fine si problème…mais peut-être –sûrement- trop tard, au vu du fait que ce qui lui est confié, ce sont des enfants, des êtres en construction. La bienveillance seule, c’est le monde des Bisounours, qui peut conduire aux dérives liées à l’inertie, à l’habitude, au confort…

Et pourtant, c’est la bienveillance qui seule peut pousser à oser se remettre en question, aller plus loin, par la sécurité, la reconnaissance, l’estime de soi qu’elle procure. Elle est donc un levier incontournable pour répondre au rôle d’accompagnateur, de stimulateur que doit jouer le cadre de proximité, inspecteur ou chef d’établissement.

Pour s’exercer sans démagogie, et surtout être efficace, cette bienveillance doit être accompagnée, équilibrée, par une exigence professionnelle forte, se référant au cadre métier, aux finalités de l’Ecole, au sens même du métier d’enseignant. Exigence qui, pour être crédible, s’applique aussi bien sûr, de façon visible, explicite, à l’inspecteur et à son équipe.

Comment illustrer l’exercice de ce diptyque exigence/bienveillance ? Un exemple : face à un enseignant en difficultés, qui vit une situation personnelle difficile mais nie son problème professionnel tant il a besoin de cette vie sociale/professionnelle et s’y raccroche, que faire ?

Il met en danger, dans une certaine mesure, ses élèves (chahut), et surtout ne répond pas aux exigences professionnelles d’assurer leurs apprentissages, tout en s’infligeant une insatisfaction permanente face à son travail d’enseignant. La pratique de l’exigence pure aurait pu être : rappel à l’ordre, sanction ou au mieux placement d’office en inaptitude à enseigner, pour raisons médicales. La seule bienveillance aurait consisté à essayer de le convaincre de s’arrêter, de consulter, mais elle n’aurait pu dépasser le déni très important, et existentiel, dans lequel il se confinait.

L’exigence/bienveillance a permis, après constat de ce déni suite à une première démarche conciliatrice, d’imposer à l’enseignant de quitter sa classe et de consulter le médecin conseil des personnels, tout en précisant qu’il s’agissait là non d’une sanction, mais de le protéger, ainsi que ses élèves. Dix-huit mois plus tard, problèmes personnels réglés, il reprenait son poste dans de bonnes conditions, sans que notre relation de confiance et d’estime professionnelles et réciproques soit altérée.

Aujourd’hui, après une vingtaine d’années d’exercice comme IEN et parce qu’on ne cesse d’ajuster sa pratique, je vois les limites de ce diptyque, s’agissant d’un rapport professionnel entre deux adultes. De fait, se dire bienveillant et exigeant, c’est déjà se poser en surplomb, et donc infantiliser, aliéner l’autre, si j’ose dire… A moins peut-être d’oser poser la réciproque : un IEN soucieux que les enseignants se montrent à l’égard de sa pratique exigeants et bienveillants…

La réflexion et l’ajustement, sur ce premier point, se poursuivent.

 

Remettre en cause les aspects infantilisants de l’acte d’inspection, y travailler avec les enseignants

 En décidant de passer le concours d’inspecteur, en 1990, j’ai eu à m’interroger sur l’acte central dans cette fonction qu’est l’inspection individuelle. Je me suis pour cela référé à l’expérience que j’avais pu en avoir comme instituteur puis professeur de collège inspecté, à l’esprit et à la lettre de la loi d’Orientation pour l’Ecole de 1989 (loi Jospin), introduisant le travail en équipe, les cycles, l’ouverture de l’école aux parents et autres innovations, et à la perception dominante des métiers de l’inspection dans la littérature… Ainsi, le seul ouvrage lu pour préparer le concours a été pour moi « L’inspecteur et son image »[2], édifiant quant à l’écart entre l’image, les ressorts traditionnels de ce corps –y compris dans les représentations qu’en ont les enseignants- et les nécessités actuelles de « management », de mobilisation et de reconnaissance des enseignants.

Surtout, je me suis bien sûr référé aux textes en vigueur, pour découvrir en particulier qu’il était préconisé que l’inspection ait une dimension formative, et soit précédée d’une rencontre entre l’inspecteur et l’enseignant. Formation et rencontre entre deux professionnels ont constitué deux clés pour ma réflexion sur l’acte d’inspection individuelle.

J’ai très vite proposé une double modalité d’inspection, dont les détails se sont affinées au fur et à mesure des années, du fait de l’analyse que j’en faisais, mais aussi grâce à la mise en place d’un temps de réflexion ouvert aux enseignants, organisé sur le temps des animations pédagogiques, sous la forme d’un atelier intitulé le GRIEF (Groupe de Réflexion sur l’Inspection et l’Evaluation Formative).

Double modalité, donc, par laquelle est proposée aux enseignants de choisir soit une inspection traditionnelle, selon les modalités classiques, soit une inspection dite « contractualisée », « à projet », « thématique » ou « formatrice », selon les années.

Cette dernière, sur la base du volontariat et sous réserve d’un accord sur l’objet de travail choisi entre l’IEN et l’enseignant, est fondée sur un travail conjoint centré sur une problématique précise.

L’engagement de l’enseignant réside dans l’élaboration d’une recherche, formalisée dans un écrit, qui donnera lieu à un travail planifié sur l’année scolaire en cours. Le thème retenu peut correspondre à un champ sur lequel l’enseignant s’estime en difficultés, ou prioritaire dans la politique éducative (comme l’introduction de l’enseignement des langues en primaire par exemple), ou plus rarement correspondant à un champ d’expertise de l’enseignant (TICE, discipline scolaire, domaine transversal –citoyenneté, difficulté scolaire, lien avec RASED…).

Au-delà de la mise en œuvre explicite du diptyque « exigence/bienveillance » déjà évoqué, l’engagement de l’IEN est le suivant : proposer un accompagnement de l’enseignant, s’il le souhaite, par une ressource experte (conseiller pédagogique, conseiller pédagogique départemental, formateur, pair, autre), assurer lui-même deux à trois visites dans l’année (dont la première qui permet de définir le projet et d’assurer la dimension « contrôle » de l’inspection (sécurité des élèves, affichages obligatoires…), promouvoir l’effort de recherche et d’auto-formation de l’enseignant en joignant sa production écrite au rapport final, ce dernier reprenant les échanges des deux ou trois visites effectuées.

Cette pratique, finalement valorisée par l’Inspection Générale de l’Education Nationale en… 2007, correspond à un véritable souci de reconnaître l’enseignant dans sa compétence et dans sa responsabilité spécifiques, et ainsi de pouvoir contribuer, comme cadre intermédiaire, au développement de sa capacité d’agir, au fait de s’autoriser à prendre des risques, à se voir autorisé à le faire dans le cadre de l’organisation hiérarchisée du système éducatif.

Au fil des ans, et en particulier du fait des apports des enseignants eux-mêmes au travers du GRIEF, la proposition s’est affinée pour réduire,  dans un contexte où les enseignants sont invités à un travail d’équipe, la dimension trop individuelle de l’inspection. Il s’est agi alors d’articuler cet engagement de l’enseignant à d’autres projets proches, dans l’école ou la circonscription, d’encourager la recherche d’objets de travail pouvant impliquer toute une équipe de cycle, d’école, de réseau…

On trouvera en annexe à cet article un exemple de circulaire de rentrée de circonscription décrivant ce dispositif, et par ailleurs la charte des inspecteurs pédagogiques proposée par le syndicat FSU des corps d’inspection (SNPI-FSU), comme témoignage d’une réflexion collective de la profession sur la conception au moins facilitatrice, au mieux émancipatrice, du rôle des inspecteurs aux côtés des enseignants (annexes 1 et 2).

Traquer les rituels improductifs, qui traduisent l’inertie d’un système, autant dans les métiers de l’enseignement que dans ceux de l’inspection, ou plus largement de l’encadrement

Au-delà de l’inspection, il s’agit ici d’une vigilance, qui conduit à interroger chaque acte professionnel, de l’inspecteur comme des enseignants. Pour le premier, au-delà de l’inspection, travailler à chaque écrit, chaque exigence, chaque élément du projet de circonscription en se demandant en quoi il est utile, aussi, pour les enseignants. Pour ces derniers, c’est traquer des rituels inutiles, impensés tant ils semblent évidents, tels que l’organisation de l’emploi du temps (par exemple le sport l’après-midi…), les corrections des cahiers, les lancements de séquence qui ne donnent pas sens, pour les élèves, à ce qui va se passer…

Autoriser l’enseignant à s’autoriser[3] à réfléchir sur des rituels, à y renoncer, et s’imposer cette même approche, c’est travailler à l’émancipation vis-à-vis de contraintes imaginaires, d’autant plus fortes qu’elles sont intégrées au plus profond de nos êtres professionnels.

Quand vous questionnez par exemple un enseignant à la fois sur le temps qu’il passe à corriger les cahiers, sur l’effet que cela a sur les élèves et leur motivation intrinsèque (ceux qui n’ont que des annotations gratifiantes, comme ceux qui n’ont que le contraire… !), sur l’exploitation pédagogique qui en est faite (inexistante le plus souvent), sur le rapport de ce rituel avec le travail sur l’erreur, l’appropriation par l’élève des apports de la correction, la mise en place d’une pédagogie de l’évaluation formatrice… vous pouvez facilement introduire l’idée que cette pratique peu réfléchie et chronophage est inefficace, voire contre-productive, et qu’il serait intéressant de s’en libérer.

Valoriser le travail en équipe, les projets collectifs, pour promouvoir face au sentiment d’impuissance ou d’insatisfaction l’exploration de nouvelles pistes.

Au-delà de la dimension collective de l’inspection, l’appui aux dynamiques d’équipe peut constituer un levier très fort d’émancipation de chaque enseignant. Ce qu’il n’aurait pas envisagé de faire seul, il le fera en s’appuyant sur un collectif, sur des convictions partagées, et là aussi l’IEN peut entraver ou au contraire faciliter cette dynamique. Si une équipe croit en un projet, lui demander un  véritable travail d’analyse de ses postulats et hypothèses, et lui faciliter sa réalisation au maximum, relève de la fonction émancipatrice de l’inspecteur.

Des projets comme les Coups de Pouce CLE, les Coups de Pouce Langage en maternelle, le projet PRODAS lié à l’estime de soi des élèves dans un quartier très dévalorisé, ou encore la dynamique dite PRACEE[4] -permettant aux enseignants de travailler sur le poids des représentations et stéréotypes dans nos pratiques- n’ont pu voir le jour que grâce à la rencontre entre les convictions d’équipes d’enseignants, et l’action facilitatrice de l’équipe de circonscription animée par l’IEN–au niveau institutionnel, en interne à l’Education Nationale, en externe dans la recherche de partenariats-.

Dans leurs relations à la mairie et aux parents, la participation de l’IEN comme « ami critique » aux conseils d’école constitue un plus qui permet aux enseignants d’affirmer leurs choix pédagogiques, de voir validés leurs projets. L’IEN fait lien entre les préoccupations des parents, de la commune et des enseignants, évite le cloisonnement inhérent à cette instance, et ce décloisonnement me semble pouvoir être émancipateur, pour les enseignants, dans leur rôle pédagogique en particulier, moins soumis aux logiques des usagers de l’école, ou de la mairie gestionnaire des locaux et des personnels municipaux.

Faciliter les échanges, au travers des temps institutionnels de concertation, mais aussi par la formation,  encourager l’ouverture de l’Ecole aux parents, et à ses partenaires institutionnels ou associatifs

Enfin, l’émancipation passe aussi par la rencontre et l’échange, dans le système éducatif comme dans la vraie vie !

Au-delà de l’expérience du GRIEF, les animations pédagogiques constituent un temps propice, au-delà des traditionnels moments de formation plus descendante, à travailler en équipes inter-écoles à des projets, à mutualiser des apports de fond (comme la venue de Gérard CHAUVEAU, Serge BOIMARE ou Albert JACQUARD), ou encore à proposer des échanges de pratiques, sous la forme de « Marché des savoirs/pratiques », qui permettent aux enseignants de présenter des outils ou démarches en lesquels ils croient et dont ils viennent démontrer l’efficacité.

Ces différentes approches ont pour fil directeur de reconnaître institutionnellement les apports des enseignants ou des équipes à la recherche d’efficacité du système éducatif. Cette reconnaissance me semble constituer un levier important d’émancipation des acteurs, une invitation à ce qu’ils continuent sur cette voie de l’enseignant-chercheur, et aillent plus loin.

Exercer son métier dans le domaine de l’éducation, c’est faire référence à des convictions, construites progressivement au fil des expériences, à une éthique de la responsabilité, à un projet humaniste singulier, personnel. Un projet politique, aussi, au sens le plus noble. Le faisceau d’approches professionnelles présentées ici, dans le cadre du métier d’inspecteur, constitue une illustration de la possibilité qui est donnée aux corps d’inspection –et de direction- de contribuer à libérer les initiatives, à faciliter la mise en place d’un système éducatif créatif, critique envers lui-même pour s’améliorer, confiant en l’aptitude de chacun de ses acteurs à proposer et mettre en œuvre des pratiques répondant à l’analyse des difficultés rencontrées pour faire réussir tous les élèves.

Prendre au mot, finalement, les textes, quand par exemple la circulaire de rentrée 2014 évoque à la fois la nécessité de former, soutenir et accompagner les équipes pédagogiques et éducatives, et de promouvoir une école à la fois « exigeante et bienveillante » !

Il ne s’agit pas ici de nier le fait que la relation inspecteur/enseignant est par définition déséquilibrée, mais de souligner que là comme ailleurs  le rapport hiérarchique permet autant l’infantilisation que la responsabilisation, l’aliénation que l’émancipation. Il est de la responsabilité des personnels d’encadrement de faire en sorte que l’impact de leur pratique de l’autorité facilite la prise d’initiatives, réfléchie, argumentée, des enseignants.

C’est cette triple capacité à faire confiance, à assumer avec humilité et fermeté sa place dans une rencontre entre professionnels dont les responsabilités  au sein du système éducatif, sont complémentaires, à être facilitateur d’initiatives, qui peut faire de l’IEN un acteur majeur de la responsabilisation, de l’émancipation et donc du développement de la capacité d’agir efficacement des enseignants des écoles qui se trouvent sous son autorité.

Enfin, comme l’indique le titre de ce témoignage, le personnel d’autorité doit lui-même s’autoriser à cultiver une réflexion critique, le conduisant, tout comme il le demande à l’enseignant, à définir des priorités et à les justifier, assumer des choix, développer avec loyauté envers le sens qu’il donne à son métier sa propre capacité d’agir.

S’émanciper soi-même, pour émanciper autrui…

 

 

 ANNEXE 1 : circulaire de circonscription d’IEN relative à l’inspection

 

Montpellier, le 30 août 2010

 

L’Inspecteur de l’Education Nationale

Aux enseignants de la circonscription

 

Sous couvert de

 

Mesdames les Directrices,

Messieurs les Directeurs des écoles

 

Objet : modalités d’inspection

 

Qui est concerné ?

Vous êtes particulièrement susceptible d’être inspecté(e) cette année si votre dernière inspection est antérieure au 1er janvier 2007, et l’inspection est systématique si vous entamez votre seconde année en qualité de titulaire.

 

Le choix de la modalité d’inspection qui est proposé ci-dessous et la demande de retour écrit sur votre pratique vous concerne donc si vous faites partie des enseignants titulaires 2e année, ou non inspectés depuis janvier 2007.

 

Les inspections débuteront le lundi 20 septembre.

 

Vous trouverez ci-après, en particulier pour les nouveaux enseignants de la circonscription, les précisions habituelles sur les modalités d’inspection que je vous propose.

 

Je souhaite attirer votre attention sur l’intérêt qu’il y aurait à coupler chaque fois que possible inspections individuelles/démarche collective, liées au projet de votre école :

 

Quand cela s’y prête, la meilleure démarche serait de définir par cycle ou école un thème d’inspection commun, central vis-à-vis du projet d’école, autour duquel s’articulent les différentes inspections individuelles qui doivent y être menées cette année.

 

Je propose que tout rapport d’inspection puisse être l’objet d’un retour écrit de l’enseignant concerné, pas seulement en cas de désaccord, ce qui est la norme, mais aussi pour prolonger l’échange, cadrer un éventuel travail dans le temps avec l’équipe de circonscription

 

Les modalités d’inspection : inspection individuelle, traditionnelle ou thématique/évaluation de cycle ou d’école.

L’inspection individuelle

Tout enseignant devant être inspecté est invité à m’adresser d’ici le 15 septembre un document :

  • évoquant les points saillants de son activité depuis la dernière inspection,
  • formulant des questionnements et des attentes éventuels vis à vis de son inspection,
  • précisant s’il opte pour une inspection traditionnelle ou thématique. Dans ce dernier cas, il propose un thème de travail, en veillant à ouvrir sa problématique à l’action du cycle et/ou de l’école.

Je vous propose en effet le choix entre inspection traditionnelle et inspection thématique, cette dernière impliquant au moins deux visites de ma part et un accompagnement par une autre personne, si cela est souhaité par le (la) collègue inspecté(e).

Quelques précisions sur l’inspection thématique :

La première visite est l'occasion d'assurer la dimension "contrôle" de l'inspection (champs disciplinaires, sécurité, traces écrites du travail des élèves, etc), et de définir exactement l'objet précis du contrat d'inspection.

Le thème retenu peut être un domaine des programmes, l'expérimentation d'organisations pédagogiques nouvelles internes à la classe (enseignement, aide personnalisée), des modalités de décloisonnement ou d'échange de service, etc.

Dans les semaines qui suivent la première visite, l’enseignant concerné produit un nouveau document reprenant les aspects essentiels du thème qu'il place au cœur de cette inspection : l’intitulé, la problématique, ses objectifs, les effets attendus sur les élèves, les modalités d'évaluation, les prolongements envisagés.

J’annexerai cette production au rapport d'inspection. Ceci permettra de valoriser l'ensemble du travail mené sur l'année dans le cadre de l'inspection.

L'accompagnement, s’il est souhaité, peut être assuré par une ressource choisie par le collègue inspecté, dans la mesure du possible, ou proposé par l'équipe de circonscription (CPAIEN, CPD, formateur de l'IUFM, enseignant ayant particulièrement travaillé dans le domaine choisi…).

La seconde visite est exclusivement centrée sur l’activité des élèves et la démarche pédagogique relatives au thème retenu.

Je chercherai à développer des liens entre plusieurs inspections thématiques centrées sur des problématiques proches, afin de favoriser une dynamique et une réflexion collectives.

L’évaluation de cycle/d’école

Après réception  de l’ensemble des retours des enseignants susceptibles d’être inspectés, et en liaison avec les directrices et directeurs d’école, j’étudierai la possibilité de proposer des inspections d’équipes, selon un protocole comprenant réunion initiale des maîtres concernés (négociation du projet), réunion en cours de processus, visite ciblée à chaque enseignant, et réunion  de synthèse.

Une problématique commune, qui constituera l’axe directeur de ce travail, sera élaborée par les enseignants concernés, en y intégrant les demandes d’accompagnement, les besoins de temps de concertation, etc.

Les critères de notation 

Activité des élèves en classe, pratiques pédagogiques et capacité à les analyser, implication dans le travail de l'équipe des enseignants de l'école et du cycle, prise de risque, efforts de formation continue.

 

Philippe QUENTIN

 

 

 

Annexe 2 : Charte SNPI-FSU « Pour une éthique des corps d’inspection »

 

SYNDICAT NATIONAL DES PERSONNELS D’INSPECTION

Charte des inspecteurs pédagogiques

proposée par le syndicat national des personnels d'inspection

« Pour une éthique des corps d’inspection »

Préambule

Le SNPI-FSU s'inscrit dans un syndicalisme de transformation sociale inspiré d'idéaux démocratiques, laïcs et sociaux ambitieux. Il estime que l'inspection du système éducatif n'a de légitimité que si elle participe à cette ambition progressiste et humaniste.

Le congrès d'Issoire de 2009 a posé le principe de l'élaboration d'une charte de l'inspection qui présente les règles fondamentales que le SNPI-FSU souhaite promouvoir auprès de tous les personnels d'inspection, quels que soient leur corps, leurs fonctions et leurs missions.

Fondée sur les valeurs et les mandats dont le SNPI-FSU s'est doté depuis sa création, cette charte met à disposition de tous les acteurs du système de formation un corpus de références pour l’action quotidienne de l’inspecteur dans toutes ses composantes : évaluation, contrôle, impulsion, animation pédagogique et formation. Il appartient à chacun de s'en saisir aussi positivement que possible.

 

Article 1er

Une déontologie professionnelle doit être cultivée en permanence, notamment par les attentions suivantes :

1-a) Sans se compromettre dans des liens de vassalité qui n'ont pas lieu d'exister dans la fonction publique, affirmer et assumer une conception de la loyauté du fonctionnaire de l'État envers l'intérêt général d'une république démocratique et sociale.

1-b) Préserver l'indépendance d'appréciation et la distance intellectuelle qui sont indispensables à la fiabilité de tout acte professionnel de l’inspecteur.

1-c) S’en tenir aux observations effectuées en refusant toute pression quels qu’en soient les demandeurs et quelles qu’en soient leurs motivations.

1-d) Admettre la relativité de toute observation, aussi sincère soit-elle, et pratiquer l'analyse dialectique comme modalité d'approche des situations professionnelles.

1-e) Parfaire en toute occasion et tout au long de la carrière sa connaissance du système éducatif et sa compréhension des processus d'apprentissage en vue de cultiver un haut niveau d’expertise.

1-f) Respecter les droits des personnels, notamment les droits syndicaux.

 

Article 2

Les échanges avec les personnels et le partage des expertises respectives s’appuient sur les actes professionnels suivants :

2-a) Adopter un langage clair et accessible, tout en cherchant à promouvoir une terminologie professionnelle raisonnée.

2-b) Présenter et expliquer sans ambiguïté les objectifs et les modalités de nos actions.

2-c) Pratiquer le dialogue interactif et prendre le temps nécessaire à l'écoute et à la compréhension de son interlocuteur.

2-d) Mettre en évidence les qualités professionnelles de chaque enseignant ou agent pour lui permettre de conforter son engagement, y compris dans les situations les plus difficiles, et l’encourager dans l’évolution de son parcours.

2-e) Identifier et dire les défaillances constatées dans le système ou dans les pratiques des enseignants ou des agents avec discernement et retenue, en ayant pour finalité de favoriser les progrès.

2-f) Prendre soin dans les appréciations et avis exprimés sur les pratiques professionnelles de ne pas porter atteinte aux personnes.

2-g) Distinguer la présentation des instructions officielles et l'expression éventuelle de points de vue, en toute honnêteté intellectuelle et sans déroger au principe de neutralité du service public.

 

Article 3

Le développement de l’efficacité du système éducatif, première finalité des corps d’inspection, nécessite que chacune des missions qui leur sont confiées prenne en considération les conditions suivantes :

3-a) Valoriser toute action et toute situation concourant au progrès des acquis des élèves.

3-b) Veiller en permanence à ce que le système éducatif vise à développer les acquis des élèves, agents ou enseignants tels qu'ils sont référencés dans les textes officiels nationaux et non à les juger en tant que personnes.

3-c) Rappeler la finalité démocratique et émancipatrice du contrôle de conformité en tant que garant de la liberté pédagogique et de la neutralité politique, philosophique, religieuse et commerciale des agents du service public.

3-d) Référer ses préconisations et conseils aux textes officiels et aux valeurs et principes de la République.

3-e) Concevoir chaque acte professionnel comme un vecteur pédagogique destiné à élever le niveau de qualification des enseignants, des agents et des élèves.

3-f) Promouvoir des dynamiques de progrès auprès de tous les élèves et de tous les enseignants et agents, des plus fragiles aux plus habiles, sans laisser personne au bord de la route.

3-g) Favoriser la coopération au sein des équipes pédagogiques, les initiatives et la synergie entre les acteurs du système éducatif à tous les échelons.

Adoptée le jeudi 18 mars 2010

 

[1] Ainsi, on peut rapporter à cette logique ces quelques extraits du référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat dans l’Education Nationale : « chaque  compétence impliquant de celui qui la met en œuvre la réflexion critique, la créativité, l’initiative, la résolution de problèmes, l’évaluation des risques, la prise de décision et la gestion constructive des sentiments ». (Les professeurs) « préparent les élèves à l’exercice d’une citoyenneté pleine et entière ». « Réfléchir sur sa pratique-seul et entre pairs- et réinvestir les résultats de sa réflexion dans l’action ». « Disposant d’une liberté pédagogique reconnue par la loi, ils exercent leur responsabilité…avec le conseil et sous le contrôle des corps d’inspection et de direction ».

[2] GILLIG-AMOROS, L’Inspecteur et son image. Etude d’un stéréotype, Paris, PUF 1986, 224 p

[3] Toujours le même paradoxe, déjà mentionné, qui renvoie au célèbre « Soyez autonomes ! »

[4] PRACEE (Postures, Représentations, Ambition, Compétences des Elèves et des Enseignants) : groupe de travail partenarial associant enseignants, 1er et 2d degré, chef d’établissement, IEN, équipe de circonscription, chargés de mission de l’ACSE. Ce groupe travaille sur l’impact des représentations sur l’acte pédagogique, et la traque des rituels contre-productifs. Le sigle signifie : Postures, Représentations, Ambition et Compétences des Elèves et des Enseignants

 

IEN et émancipation par Philippe Quentin
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article

K
Merci Isa pour cet éclairage et cette nouvelle vision de l inspection ( qui date de 2010!!).<br /> Ce texte fait vraiment écho au débat d hier sur la demande de la collègue : inspection sur une même compétence .<br /> Je suis rassurée de lire "émancipation , valorisation, innovation" des pratiques enseignantes . <br /> Merci Isa pour cet éclairage théorique comme d habitude .
Répondre
I
oui quand j'ai reçu ce document envoyé par Gestes professionnels, j'ai tout de suite pensé à notre débat.